mardi 31 janvier 2012

De la Tétralogie à l’Octalogie, ou comment rallonger en raccourcissant

Les Etats Unis d'Europe en 2033 dans Pax Europae, MAJ.





«C’est vraiment long » disaient certains avec une certaine politesse, « C’est trop long, il faut couper » arguaient d’autres avec franchise. J’y ai été longtemps réfractaire, je l’admets. Le cœur de Pax Europæ était constitué de mes trois tomes originels et du quatrième en cours d’écriture, et les nombreuses révisions avaient beau changer certaines choses en profondeur, ce principe n’a jamais été remis en question. Même le lancement d’un tome 4, qui ne faisait que confirmer les tomes précédents et le « format » PE, à savoir un tome = 230 à 250 pages word. Pourtant, l’été dernier, aux Imaginales, j’ai pris ma décision sous les conseils de mes amis et de quelques exposants/auteurs/autres. J’ai coupé.

Depuis 2010, des changements drastiques s’opèrent dans l’univers. Deux révisions majeures dans l’histoire de la rédaction de Pax Europæ ont considérablement transformé le matériel d’origine en ce qui est devenu, à mon sens, bien plus proche de « moi » actuellement. La première fut celle que j’appelle la « Révision Grecque », entamée en… Grèce, sans rire, et indiscutablement influencée par mon expérience de la Crise Grecque en cet été 2010. C’est en retouchant le texte « Europæ » pour développer le Millenium Crash que la révision fut lancée, et toute la trilogie y est passée, tandis que je continuais à avancer dans le tome 4 et la guerre civile européenne. Thématiquement et stylistiquement, ce fut un grand lifting pour l’univers qui appela de nouvelles bêtas-lectures de mes petits camarades (que je salue au passage). Ces bêtas entraînèrent une réflexion sur la longueur des tomes et l’hypothétique avenir éditorial des textes, et la décision de couper les tomes en deux, les rendant ainsi plus accessibles et moins massifs s’imposa. A ce moment-là, je venais d’être accepté dans mon université actuelle, en Finlande, je me préparais au départ et à un total changement de vie. C’est dans ce contexte, donc, que s’est amorcé la seconde grande révision, peut-être la plus importante de toute depuis la création de PE : La Révision Finlandaise. Celle qui a transformé la tétralogie en octalogie. Et paradoxalement, en coupant les tomes en deux, l’univers a encore grossi. Explication :

Couper arbitrairement m’était d’abord apparu comme un défi insoluble, voire un non-sens. Déni complet. Puis, en étudiant avec attention la structure des récits et leur répartition dans les chapitres, je me suis rendu compte que les points de coupe s’imposaient d’eux-mêmes, très naturellement, et à peu près régulièrement (très à peu près, certains tomes faisant 130 pages, d’autres à peine plus de 100). Toutefois, couper en deux fichiers ne fait pas deux tomes. Deux défis m’attendaient, dont un de taille. Le premier, harmoniser tout ça, réécrire des débuts qui soient de vrais débuts pour les parties « 2/2 » et des vraies fins pour les parties « 1/2 ». Mais surtout, il fallait faire du tome 1 un tome accrocheur, une introduction à l’univers qui ait au moins une intrigue bouclée, un arc complet, et pas uniquement l’intrigue du Carnet à peine évoquée à ce stade de l’affaire. Sans compter que la grosse bataille finale, point d’orgue où les personnages commencent à voir où cette histoire va les mener, et bien… est encore loin lorsque le tome 1 sur 8 touche à sa fin. Il fallait une nouvelle fin au tome 1, pas explosive et intense, ça ne collait pas avec les évènements et l’esprit ce nouveau tome 1, mais émotionnelle. Ces différents besoins appelaient une réponse logique : Un nouvel arc, flambant neuf. J’ai réfléchi quelques temps, puis j’ai compris que je tenais là l’occasion de créer une belle passerelle avec la préquelle « Europæ », en développant les défédératistes, les mouvements religieux poussés dans la clandestinité par la victoire de Mouvement Athée durant le Millenium Crash… tout en ouvrant la voie aux réflexions des tomes à venir sur les défédératistes et leur branche plus… agressive, et le fantôme d’un conflit civil européen. L’aspect civil était important, je tenais à le creuser dès le début, afin d’offrir une base plus solide aux évènements de la Région Estonienne, puis de Kiruna etc., où nos personnages de l’Eurocorps font face à l’opposition anti-européenne. Ainsi, avec ce nouvel arc, je donnais la parole aux défédératistes – notamment aux religieux – tout en raccordant le texte se déroulant en 2006 avec toute la trame de 2033/34. Et cet arc a radicalement changé le démarrage de l’univers, solvant en grande partie le problème de rythme dont le tome 1 a toujours souffert. Et Emma Cardin a bien plus de présence, ce qui n’est pas un mal !

D’ailleurs, c’est là que le piège s’est refermé sur moi. Ayant créé un nouvel arc, ouvert un autre de ces fameux tiroirs, je n’ai pas pu m’empêcher d’insérer dans mes harmonisations des tomes suivants les conséquences de cet arc et de poursuivre le développement des personnages comme Emma et Michael Kith… ou même David Agota et Markus Tramper. Or, là encore, cela demande des pages… On m’a alors donné un bon coup de pouce en m’imposant gentiment « 150 pages par tome, pas plus ». Et j’essaye de m’y tenir, avec un certain succès jusqu’à présent. Pourtant, en retravaillant les tomes coupés, je les augmente considérablement, de 10 à 20 pages à chaque fois, parfois plus. De fait, si les tomes en eux-mêmes sont plus courts qu’autrefois, l’univers ne cesse de grandir et de se ramifier. J’ai pourtant de bonnes raisons d’en être satisfait :

-Le développement des personnages se renforce, se complexifie même pour certains personnages très secondaires.
-L’intrigue est harmonisée sur 30 ans d’évènements, incluant les nouvelles écrites a posteriori et le Jeu de Rôle.
-Les descriptions et le style sont bien plus harmonisés également, j’ai plus de « place » pour certaines scènes jusqu’ici tertiaires et qui ont pris de l’importance.
-Les thématiques. Ancrées dans le Zeitgeist, expression de mes attentes ou de mes craintes contemporaines, sans trahir l’esprit originel qui m’animait à la création. Le style a constamment évolué, mais c’est la première fois que le fond subi une aussi profonde mise à jour, qui s’attaque à des points jusqu’ici volontairement ignorés (religion, notamment), ou encore d’autres où je suis peut-être devenu plus engagé, plus militant (sur le fédéralisme, sans surprise). Ou plus explicite, du moins.

Une précision concernant les textes en ligne : Il s’agit principalement des versions coupées en deux sans réel travail d’harmonisation, à titre de bêta lecture. J’ai toujours mis en ligne mes textes avec une version de décalage, gardant les plus récentes sur mon plan de travail. Si l’un de vous, lecteur, se décidais à se lancer dans une lecture, il peut être utile de garder cela en tête. Car ce blog est aussi un outil de travail et de perfectionnement, et quand il arrive qu’un lecteur me donne son avis en bêta-lecture (bon, OK, c’est arrivé une fois… mais bon, il fait partie de la Team Erwin, maintenant, c’est un tenace), j’ai fait d’impressionnants progrès. Je me suis demandé, lorsque je suis passé à la forme octalogique, s’il ne valait pas mieux garder ces textes en ligne en version « pavés », voire de laisser uniquement les nouvelles et de mettre sous scellés mes « précieux futurs best-sellers », juste pour être sûr. Mais ce serait me priver de la chance, aussi infime soit-elle, de réitérer cette expérience surprenante de lire un message d’un parfait inconnu me dire « J’ai une ou deux remarques à formuler… ». D’ailleurs, des années plus tard, il a toujours une ou deux remarques à formuler. Merci, Arnaud.

samedi 21 janvier 2012

Des combats dans Pax Europæ : Entre réalisme et cinématique

Je l’ai dit à plusieurs reprises, le style de combats dans PE n’est pas une description des techniques de combat moderne, avec tout le matériel qui va avec façon Tom Clancy. Ma volonté de faire de la Troisième Guerre Mondiale une synthèse, une sorte d’allégorie de toutes les guerres, m’a poussé à décrire toutes sortes de conditions « démodées » qu’on pourrait trouver hors propos – si on attendait une simulation de combat moderne. Choisir cette orientation non réaliste ouvre naturellement la porte aux scènes cinématiques à fort potentiel classe, toutefois, j’ai essayé de ne pas toujours raconter n’importe quoi. Ainsi, si les combats ne cherchent pas forcément à être réalistes, ils doivent rester crédibles autant que faire se peut.

La crédibilité n’est pas évidente lorsqu’on n’a pas soi-même l’expérience du combat, et l’on reste dépendant des expériences des autres – et mon père étant militaire de carrière, j’ai eu de la chance de ce côté-là. Certains anglicismes ont pu ainsi être évités, comme « tir de suppression », un anglicisme venant de « suppression fire »… mais suppression est un faux ami. S’il est populaire, le terme militaire français reste « tir de neutralisation ». D’un autre côté, je n’ai pas cherché à partir dans des détails trop techniques lorsque cela risquait d’alourdir le style en empêchant de varier le vocabulaire (ainsi, une douille ne devrait s’appliquer qu’aux obus et non aux balles, dont les résidus sont des étuis… j’ai parfois utilisé les deux termes par barbarisme afin d’éviter des répétitions inutiles… qui viendra pinailler là-dessus, je ne fais pas dans le militaria !). Ainsi, je jongle constamment entre le respect de certaines convenances et le besoin de ne pas gêner le style général par une surabondance de technicité.

Il en va de même pour l’aspect technologique. J’ai décrit pas mal de véhicules, réels ou imaginaires, avec des détails mécaniques ou techniques, mais s’il y a bien une chose que je ne souhaitais pas reproduire, c’était la scène de l’accident d’hélicoptère dans « A la poursuite d’Octobre Rouge », où Clancy s’évertue, avec moult détails, à nous expliquer comme telle pièce provoque tel dommage dans telle partie qui entraîne tel rupture de tel mécanisme qui… STOP ! avais-je envie de lui hurler au visage. Un mécano ou un ingénieur en aéronautique saura probablement de quoi il parle, mais pour moi, c’était juste du charabia inutile qui remplit trois pages pour pas grand-chose. Ça n’a pas fait avancer l’histoire ni contribué à l’élaboration de l’ambiance, au contraire. A mon sens, la surabondance de technicité tue l’ambiance, tout simplement. Et si la surabondance est l’ambiance, alors je lis une revue spécialisée, pas un roman. Personnellement, je suis partisan de la description partiellement détaillée pour crédibiliser un minimum la technologie – histoire de ne pas abuser de l’autre pendant, le célèbre et populaire « Ta Gueule C’est Magique ». Comme je le commentais à la suite de cet article de Kevin Kiffer sur la crédiblité de son propre univers du Temps des Tyrans, « La crédibilité scientifique, c'est la cerise sur le gâteau, et le gâteau c'est le style, l'histoire, les rebondissements, les émotions... Si au dessert je me retrouve avec juste la cerise dans l'assiette, je me sens un peu floué. » D’ailleurs, comme Arnaud me l’a souvent fait remarquer, le Kalanium, ça ne tient pas debout, et bien, je m’en fous. Les Furies Gaïa ? Je n’ai aucune idée de comment les faire fonctionner. Est-ce gênant pour autant, je ne pense pas. D’un autre côté, les munitions illimitées et les casques qui arrêtent les balles, là, je commence à grincer des dents. Cet équilibre est la clef de l’ambiance que je cherche à installer, sans avoir l’air d’un livre documentaire, je ne veux pas adapter un film d’action des années 90.

Il y a naturellement une exception : Le besoin, parfois, d’offrir un éphémère instant de gloire à un personnage, ou simplement entretenir certaines légendes. Là, le mode cinématique s’enclenche et les grandes scènes pompeuses et classes entrent en jeu. Des actions individuelles quasi surhumaines aux enchaînements de prouesses tendant à prouver l’existence d’une Présence Supérieure dans l’univers, je n’hésite pas à rendre certains combats plus « grand spectacle » que ne le devrait une véritable approche de style combat moderne. C’est d’ailleurs dans cette optique que s’oriente le Jeu de Rôle en développement. Les joueurs auront la possibilité de tenter des « Actions Spéciales » très cinématiques et souvent irréalistes, permettant de se sortir de situations inextricables et d’augmenter le fun de la partie. Par exemple, ils pourront – si le succès aux dés est au rendez-vous – effectuer des prises de gun-kata à la Equilibrium ou se soigner avec une douille (exemple de barbarisme) façon John Rambo. Le but du JDR est de jouer sur l’ambiance, et pour les mêmes raisons qui m’animent dans les textes, je souhaite éviter la surabondance de réalisme. Il ne s’agira pas d’une pure simulation de combat moderne (bien que ce ne soit pas exclu pour qui souhaite la jouer sérieux), mais d’un jeu basé sur cet aspect cinématique des scènes de combat conventionnel dans Pax Europæ. Les parties tests ont d’ailleurs prouvé à de nombreuses reprises le potentiel de classe ultime de certaines séquences qui, sans une volonté de dépasser un réalisme technique (blessures, notamment) rendrait impossible ou barbant. Dans le jeu, tout comme dans la lecture, mon but est de ne pas perdre de fluidité dans le déroulement du récit. Toutefois, le JDR offre bien plus d’opportunités de second degré et de pur fun que les récits eux-mêmes, c’est pourquoi certains aspects que j’essaye d’éviter dans l’écriture, je les encourage parfois dans le jeu, comme par exemple le décompte relatif des munitions.

Un mot peut-être sur Honneur et Patrie, et plus particulièrement de la Méca-Infanterie. Là encore, j’ai voulu un certain équilibre entre un relatif réalisme cohérent avec le front européen, et la vision massive et souvent disproportionnée des mechas traditionnels. L’équivalent le plus proche que je pourrais trouver serait les engins des Matrix 2 et 3 et d’Avatar, qui restent encore trop gros. Les Mécafantassins de base sont plus proches d’armures mécanisées à taille humaine que de robots. Cela n’est plus vraiment le cas avec les modèles suivants (MK-02 etc.), mais ce sont les seuls véritablement utilisés dans les textes, et l’intégration dans le paysage technologique de modèles plus gros se fait ainsi plus aisément, comme ce fut le cas des Furies européennes et Miest russes. D’ailleurs, tous ces engins imaginaires sont clairement montrés comme des véhicules modernes mais pas des solutions miracles à tous les problèmes – l’excès de confiance qu’ils procurent a même plutôt tendance à compliquer les situations. C’est aussi une façon pour moi de jongler entre l’inaltérable TGCM et un réalisme syndical.





Par ailleurs, deux mises à jour notables à votre droite : L'apparition d'une bibliographie inspiratrice contenant quelques recommandations personnelles si les thématiques de Pax Europæ vous intéressent, ainsi que d’une page « raccourci » regroupant les liens vers les textes de cet univers, classés ici par ordre chronologique. Quant à l'illustration, c'est ma façon à moi d'inaugurer le premier article labélisé "Jeu de Rôle", parce que les joies simples sont les meilleures !

dimanche 15 janvier 2012

« United States of Europe » de Ken Jack

Après l’expérience Aachen, je m’étais lance, pratiquement dans la foulée, dans une lecture qui promettait d’être similaire, à savoir United States of Europe, un roman de Ken Jack publié en 2011 et ayant pour thème, sans rire, les États Unis d’Europe. Plusieurs éléments du résumé laissaient à penser qu’il s’agirait probablement d’un Aachen 2, simplement plus moderne et débarrassé de ses anachronismes, avec une touche de guerre moderne pour respecter le Zeitgeist. Que nenni !

Alors d’entrée de jeu, si « Aachen » et « USE » me semblent très différents, rappelons les similarités par un résumé concis : Lorsque la Grande Bretagne décide de sortir des récents États Unis d’Europe, déclarés « Uns et indivisibles » dans le Traité de Berlin qui les a fondés, le gouvernement Européen décide de réagir par la force en renversant le Premier Ministre et occupant le sol britannique avec des troupes européennes. Une résistance s’organise alors, libère le Premier Ministre et organise le retour au pouvoir du Roi d’Angleterre. Devant la guerre civile qui se profile sur l’île, les discordes renaissent et une nouvelle guerre européenne commence…

Voilà qui a renforcé ma volonté de lire le livre malgré The Aachen Memorandum, et j’ai bien eu peur dans les premières pages de revoir arriver le glorieux roi d’Angleterre pompeux, les méchants Allemands et tout le tintoin. Mais rassurez-vous, Ken Jack joue habilement et après une introduction qui accrochera les eurosceptiques les plus convaincus, il débute une astucieuse alternance de points de vue qui manquait cruellement au roman de Andrew Roberts. On verra notamment les motivations profondes du président des États Unis d’Europe, Matthias Weurmann. Ce-dernier a espéré puis vu la Chute du Mur, et c’est dans un pays coupé en deux qu’il a forgé son désir d’unité pour la paix, pour enfin la projeter à l’échelle du continent. Ses intentions sont nobles, son parcours classique est un bon exemple de ce qui pousse beaucoup d’Allemands aujourd’hui à être pour une plus grande intégration. Bref, on est loin du Bureau Berlin-Bruxelles. Seulement, comme beaucoup de gens qui bâtissent un projet durant des années et des années puis parviennent à le concrétiser, difficile d’admettre qu’on a pu se tromper ou du moins ne pas avoir raison sur tout. Et difficile de faire marche arrière. Weurmann va s’enfermer dans son rêve de paix dans l’unité en dépit des réalités, provoquant une rupture qui à son tour entraînera des décisions regrettables, et la guerre.

Face à lui, son vieil ami le Premier Ministre. Et je dis Premier Ministre car il faut attendre l’avant dernier chapitre pour découvrir son… prénom, John. Il est donc nommé John le Premier Ministre. On ne saura jamais son nom de famille, mais on aura un aperçu de sa vision de l’Europe. Dès son élection, il lance un référendum pour la sortie des EUE, et le peuple vote massivement OUI, en conséquence de quoi le PM publie une « note d’indépendance » qui va provoquer la colère, frustration et déception de Weurmann, et la mise en péril de la fédération fondée sur le fameux « un et indivisible », les EUE cherchant dans ce livre à calquer très clairement leur modèle sur les USA. Toutefois, contrairement à tous les personnages d’Aachen, il n’est pas contre une certaine union européenne, mais refuse l’excès d’intégration, souhaitant revenir à une Communauté Européenne des États. Il y a toute une réflexion sur les avantages et besoins d’une Europe unie et les dangers de craintes concernant cette intégration totale. C’est vraiment intéressant de lire un eurosceptique se mettre dans la peau des fédéralistes et leur accorder du crédit tout en créant un véritable débat d’idées, malgré la petite taille du livre (240 pages environ). Quand Roberts défendait le retour aux États Nations Indépendants, Jack plaide pour une Europe unie des États, l’objectif étant plus ou moins de revenir à la CE. Plus de nuances, plus de points de vue, et ça, c’est fichtrement appréciable !

Toutefois, il y a une grosse différence entre « USE » et « Aachen », une différence qui rapproche le livre de Ken Jack de Pax Europæ : L’aspect militaire. Le conflit civil et européen qui va secouer le Royaume Uni va nous faire glisser par moment vers le récit de guerre, avec quelques combats et des séquences espionnage/infiltration. Cela dit, ça reste léger, le récit se focalisant sur les dirigeants et ceux qui prennent les décisions, peu sur les hommes de terrain, pour rester majoritairement un roman de politique fiction. On appréciera toutefois que l’auteur prenne la peine de revenir sur les dangers de guerre entre Européens (outre l’indémodable « la guerre, c’est mal »), et j’ai particulièrement apprécié ses réflexions sur le risque existant toujours, mais en proposant des alliances et rapprochements totalement inédits car tenant compte des 70 ans d’évolutions des mentalités et des opinions. C’était bien joué !

Mon seul regret concerne le style, qui s’il n’est pas mauvais, n’est pas non plus mirobolant. L’histoire est prenante mais la narration reste souvent assez plan-plan, ne prend guère de risque et les retournements de situation sont malheureusement trop souvent prévisibles. Restent des personnages intéressants, à défaut d’être réellement charismatiques, et des scènes vraiment sympathiques, comme le PM et le Roi s’infiltrant jusqu’à Bruxelles sur un bateau de pêche puis en taxi pour plaider leur cause devant la Commission et le conseil des Ministres. Balls of Steel.

Mais surtout, c’est le respect mutuel des personnages archétypes incarnant ces différents visions de l’Europe que j’ai adoré, et le fait qu’en fin de compte, les dissensions, aussi brutales qu’elles puissent être, peuvent toujours être dépassées pourvu qu’on fasse preuve d’un peu de bonne volonté et de beaucoup de réflexion. Cela reste clairement un roman eurosceptique ( et non europhobe comme Roberts ), mais il est ouvert aux idées, nuancé et argumenté de bien meilleure façon que Aachen. Les arguments de Weurmann ou de « John PM » sont souvent à la fois antinomiques et justifiés. De quoi alimenter les propres réflexions du lecteur et un éventuel débat de façon ludique et non rébarbative. Je le recommande donc, sachant qu’il n’est pas cher. Seul bémol, il n’existe qu’en anglais pour l’instant. Publié en version numérique uniquement lors de sa sortie, amazon.com propose une version imprimée à la demande (c’est l’édition que je possède), qui bien que basique est d’une qualité satisfaisante – j’entends par là que la reliure a très bien résisté à la lecture, tout comme la couverture glacée.


Vous noterez que je ne vais pas trop dans le détail pour cet ouvrage, et c’est bien parce que je souhaite ne pas gâcher une éventuelle lecture en révélant tous les détails intéressants, et il y en a, notamment autour des thématiques de l’opportunisme politique, du nationalisme bête et méchant ou du diviser pour mieux régner en Ecosse… mais je n’en dis pas plus ! Lu et définitivement approuvé.

samedi 14 janvier 2012

United States of Europæ : dossier de documentation sur les perspectives d’une Europe fédérale

La rédaction de l’univers Pax Europæ, les textes, le guide et le Jeu de rôle, ont nécessité de laborieuses recherches sur la toile avec le résultat, bien souvent, de ne dénicher que des bribes de ce que je souhaitais réellement trouver, et notamment en ce qui concerne les discours et citations. J’ai donc pensé que rassembler certains documents sources pour d’autres qui, comme moi, sont toujours contents de trouver plus de matériel qu’ils n’en cherchaient, ou apprécient tout simplement de ne pas avoir à fouiller chaque recoin du web pour la moindre information, ne serait pas malvenu. Cette compilation de textes divers n’a qu’un seul but : permettre aux curieux, européistes, eurosceptiques ou indécis, de retourner aux sources afin de se forger leur propre opinion, la nuancer, la confirmer, ou qui sait la changer. Je rassemble donc certains documents par praticité, mais en laisse l’analyse à chacun. Par ailleurs, j’ai également mis en lien les divers discours dans des fichiers séparés pour ceux qui cherchent un texte bien particulier...


Vous retrouverez ce dossier dans le menu latéral ou à cette adresse : http://europaen-tribune.blogspot.com/p/united-states-of-europ-dossier-de.html.


Bonne lecture !

mardi 10 janvier 2012

L’Européisme, un nationalisme européen ?

Dit comme ça, évidemment...
Dans l’univers de Pax Europæ, l’européisme est un élément central du développement tant de l’intrigue que des personnages, que ce soit explicite ou non. C’est l’européisme qui pousse Victor Wilem, Maurice Galligart et les autres à fonder les Etats Unis d’Europe, et Erwin Helm, trente ans plus tard, à encourager ses camarades à questionner le système sans pour autant rejeter l’Europe fédérale. Dans le tome 7, Grégory dit même à ses amis qu’il faut rendre aux EUE ce qui les a fondé, à savoir l’européisme, et inutile de sortir de l’Académie d’Oslo pour comprendre que c’est donc censé être une valeur positive, ou ce que j’en pense à un niveau strictement personnel. Pourtant, l’actualité et mes lectures récentes me poussent à développer un peu sur le sujet. L’européisme, une vaste question, et difficile à définir, qui plus est (le mot n’est même pas dans mon Larousse 2009 qui comprend pourtant tout une palanquée d’eurovocabulaire à faire trembler Orwell). Néanmoins, au détour d’un blog eurosceptique « La lettre volée », l’auteur faisait très justement remarquer que bien souvent, les fédéralistes et pro-européens qui fustigeaient le souverainisme national ne faisait que revendiquer un souverainisme européen, faisant de fait de l’européisme un euronationalisme. Je suis plutôt d’accord sur le fait que souvent, c’est bien le cas, mais pour moi, il faut distinguer quelques différences essentielles dans ma propre vision de l’européisme, et donc de ce que j’entends par ce mot dans les textes de Pax Europæ.

Pour commencer, j’aimerai justifier mon choix du mot européisme au dépend d’européanisme. Etant donné que le dictionnaire ne peut m’expliquer la différence car ignorant ces deux noms, je me suis tourné vers la source de ma gloire éphémère, le wiktionnaire (mes lecteurs habituels comprendront). Là, les deux mots sont supposés être synonymes, européanisme étant seulement plus ancien, et européisme un néologisme. Toutefois, dans l’utilisation courante de ces deux mots, je distingue habituellement l’européanisme de l’européisme par une nuance politique. Européanisme, dès le XIXème siècle, a été utilisé pour parler d’un sentiment d’unité culturelle européenne, une unité de pensée, la « nationalité européenne » semblable à la « nationalité grecque » antique selon l’expression de Victor Hugo. Européisme, en revanche, serait plus politique et plus moderne, employé par Jules Ferry en 1915 et repris ensuite. C’est le mot favorisé par les fédéralistes, il est donc logique que je le conserve dans Pax Europæ. Mais s’il désigne un sentiment favorable à l’unité politique européenne, difficile de dire si l’on peut étymologiquement garantir une équivalence avec « nationalisme », c’est sans doute une question de perception. Dans le cadre de mon univers, j’aurais pu créer une distinction positive/négative, européanisme étant plus modéré et culturel, européisme plus… nationaliste. Le débat interne du « est-on allé trop loin ? Quand la fédération européenne a-t-elle fait fausse route ? La fédération elle-même est-elle la fausse route ? » pourrait tirer avantage d’une telle nuance dans le vocabulaire, mais ça gâcherait tout l’intérêt du flou qui entoure ce mot étrange : Européisme. Je voulais qu’il porte en lui le positif et le négatif, le positif par ce qu’il pourrait offrir, le négatif par la mauvaise utilisation qui en est faite dans mon Europe dystopique.

Victor Wilem, député du Parlement Européen et premier président des Etats Unis d’Europe, est un européiste. Il croit en une unité européenne, des éléments culturel communs qui permettent de s’unir pour résister aux géants qui s’élèvent du Millenium Crash, et offrent à l’Europe un partenariat logique garantissant une certaine souveraineté européenne. On suit alors le schéma de « La lettre volée » et si l’on se contente de cette définition, l’auteur a raison : C’est un souverainisme européen, un nationalisme à l’échelle du continent. Cela dit, Victor Wilem est partisan d’une Europe fédérale, ce qui implique que les affaires impliquant des problèmes communs sont gérées à une échelle fédérale, mais où les régions européennes ont toute latitude concernant les problèmes internes. Maurice Galligart, son meilleur ami et soutien, est partisan d’une Europe fédérée, d’une intégration totale, où le rôle des régions est réduit à son strict minimum et où la plupart des problèmes sont réglé par un gouvernement central. Un Etat complet et souverain, au sens où l’entendrait un nationaliste. Et c’est sa succession à la présidence qui va orienter les EUE vers le désastre dû aux excès d’intégration.

L’univers de Pax Europæ contient donc deux visions de l’européisme, et celui défendu par Erwin est clairement celui de Victor Wilem. Un européisme en faveur d’une intégration dans des domaines de compétences communs qui respecte les individualités, un équilibre entre le fédéral et le régional. Mais ce souverainisme européen, capacité à faire front commun, unis dans l’adversité, est-il comparable stricto sensu à un nationalisme si un gouvernement central et souverain n’existe pas réellement, si le pouvoir est partagé entre un gouvernement fédéral et une trentaine de parlements régionaux ? On peut m’accuser de jouer sur les mots, mais il y a à mon sens une différence notable. Dans ce cas de figure, l’européisme est une sorte de souverainisme, certes, mais à deux vitesses : Un souverainisme européen qui protège la fédération des concurrents voisins et assure, de ce fait, la sauvegarde d’un certain souverainisme « national ». Paradoxal ? Pas vraiment.

J’ai dernièrement vertement critiqué le souverainisme ambiant, vous vous demandez peut-être pourquoi je prétends soudain le sauver par le fédéralisme. Le fait est que j’ai employé le terme « souverainisme » dans le sens qu’il a actuellement, à savoir nationalisme. Le souverainisme européen n’existe pas (encore), même si la politique de l’UE tente parfois de s’en rapprocher par des voies qui ne me plaisent guère. En revanche, lorsque j’évoque plus haut un « souverainisme à deux vitesses », ce n’est plus vraiment un nationalisme, ni au niveau fédéral, ni au niveau régional. C’est un souverainisme partagé, chacun dans son domaine de compétence, dans un respect mutuel garanti par une Constitution sous la surveillance d’un Conseil Constitutionnel élu par des chambres fédérale et régionale.

Naturellement, on peut débattre éternellement sur ces fameux « domaines de compétence », chaque pays pouvant naturellement s’occuper de tout par lui-même. Mais aujourd’hui, la France avec son industrie qui coule à pic ou la Grande Bretagne et son chômage cumulé à une soudaine absence de fond européens, pourraient-elles subvenir seules à tous leurs domaines de compétence sans, fatalement, vendre une partie de leur souveraineté à des investisseurs, étatiques ou non ? Qu’on le veuille ou non, la mondialisation est un fait, et la vapeur ne peut pas se renverser aussi facilement, à moins d’un écroulement total et simultané. En attendant cette apocalypse socio-économique, il faut faire avec. Alors si le choix qui se pose est avoir l’air souverain mais être soumis à d’autres entités – politiques ou économiques – ou partager ouvertement sa souveraineté dans les limites du fonctionnel avec des partenaires liés de façon égale, que préférons-nous ? La fédération, si elle implique un abandon d’un souverainisme national que nous appellerons « nationalisme », offre un genre moderne de souverainisme moins cloisonné, non-national, qu’on pourrait appeler « européisme ». C’est un système basé sur un respect des partenaires, des règles équitables entre les Régions, qui de fait ont un intérêt commun et fonctionnent comme des équipiers, et non des clients ou des investisseurs. C’est là que ce souverainisme européen se distingue du souverainisme national au sein d’une communauté européenne. Car abandonner tout souverainisme est hors de propos à l’heure actuel, le rêve de citoyen du monde étant encore par trop improbable. Le citoyen européen est à notre portée, et ceux qui prétendent qu’il est obsolète et que le fédéralisme mondial est l’avenir voient à mon sens trop gros, trop vite, et sans tirer les leçons des échecs d’intégrations actuelles ( la Crise de l’Euro, mais aussi le sur-place de l’ASEAN avec en 2006 le retour des « valeurs asiatiques » dans les débats, ou pire, le MERCOSUR et son ambitieux projet d’union politique, mort avant même d’avoir été un véritable fœtus ). Bref, le fédéralisme mondial est encore plus qu’utopique. L’Union Européenne est, en regardant bien, la seule union post-national de cette ampleur à accomplir un tel degré d’intégration, pacifiquement, avec un tel degré de réussite, et même si loin d’être un succès. L’Etat actuel de l’Union permet d’affirmer qu’une fédération européenne efficace et bienveillante est possible, tout autant que sa construction peut mener à plusieurs scénarios désastreux. L’éventualité d’un échec cuisant, je ne le nie pas. Mais le confédéralisme prôné par les eurosceptiques est à mon sens bien plus risqué et bancal encore, et le nationalisme va quant à lui droit dans le mur car l’isolationnisme qu’il revendique l’entraîne vers l’exact opposé de ce qu’il prétend apporter : La dépendance et la « petitesse » sur le plan économique et politique. Sur quoi est-il alors basé en réalité, puisque sur le plan économique, le raisonnement est bancal ? La bigoterie, bien souvent, la nostalgie, aussi, et cette fierté mal placée qui, comme le disait Coluche, fait du coq le seul oiseau qui continue de chanter les pieds dans la merde.

Ce drapeau pour une Confédération Européenne a été trouvé sur villepincom.net "République Solidaire" etc. Puisqu'on en est à évoquer les maladresses de communication, que dire de ce drapeau confédéré ? Le parallèle avec les US ne me gêne pas en lui-même, seulement le côté esclavage et autre joyeusetés raciales qui va avec le drapeau d'origine...

Pourquoi le confédéralisme n’est-il pas une bonne expression de cet « européisme » ? Parce qu’en voulant trop respecter le souverainisme à l’échelle régionale, il paralyse le souverainisme à l’échelle confédérale, a fortiori lorsque la confédération prend de l’ampleur. L’Union Européenne actuelle est aujourd’hui trop souvent bloquée parce qu’elle porte en elle les tares du confédéralisme, par exemple la règle de l’unanimité qui certes protèges les Etats individuellement mais, à 27 empêche tout progrès fluide et, paradoxalement, pousse certains dirigeants – nationaux faut-il le rappeler – à outrepasser cette sécurité (cf. Constitution Européenne et Traité de Lisbonne). On peut arguer que cela offre une sauvegarde de la démocratie et ainsi de suite, mais imaginez une règle de l’unanimité entre les régions françaises pour voter une loi ou une réforme, et vous comprendrez les limites du procédé. Voilà pourquoi nous avons un parlement qui vote les lois. La démocratie, c’est la loi de la majorité, pas de l’unanimité. CQFD.

La démocratie peut être préservée dans une fédération européenne dotée d’un Parlement Européen qui vote les lois, je dirais même bien plus que dans l’Union Européenne, et plus efficacement qu’une confédération européenne. Surtout à 27. C’est pourquoi, en fin de compte, je pourrais considérer « européanisme » plus proche de confédéral, un sentiment de lien et d’intérêt communs mais limités par une individualité politique marquée, et « européisme » plus proche de fédéral. Quant à la vision de Maurice Galligart d’une intégration totale, « européisme » ne devrait pas être employé, ni en fiction, ni dans la réalité, et quitte à suivre la mode de l’eurovocabulaire, je pense qu’euronationalisme ne serait pas malvenu. Car une fédération européenne ne signifie pas obligatoirement une nation européenne. Cela veut dire 27 nations européennes qui mettent leurs compétences en commun. C’est la fin de l’Etat-Nation. L’européisme, c’est la Fédération-Nations. Une troisième voie, qui comme on l’aura noté, est plurielle. Ce que la création de la France, par exemple, n’a finalement pas été.


Pour ceux qui seraient intéressés par une lecture courte et claire sur le fédéralisme et le confédéralisme, je recommande « Le fédéralisme en Europe » de Maurice Croisat chez Montchrestien Lextenso Editions, collection Clefs / Politique. Il ne s’agit pas d’un livre sur le fédéralisme européen mais du fédéralisme en Europe, traitant du principe de la fédération, son histoire et de ses applications passées et actuelles sur le vieux continent (et même en dehors), ainsi que de ses possibilités dans le cadre de l’UE, ainsi que de cette fameuse « fédéralisation à l’échelle mondiale ».

mardi 3 janvier 2012

"Les Etats Unis d'Europe ont commencé"

Ayant remarqué que plusieurs personnes étaient arrivées sur ce blog en recherchant un discours bien spécifique de Jean Monnet, référencé dans un précédent article sur le même sujet, et comme j'avais promis de mettre ce discours en ligne (ou du moins la partie sur laquelle j'avais réussi à mettre la main), j'inaugure donc 2012 avec "Les Etats Unis d'Europe ont commencé" de Jean Monnet ! Je ne réitérerai pas mes commentaires sur la vision de Monnet après cet article sur son discours "Une Europe fédérée" et celui sur Spinneli, cet article est plutôt une source pour mes visiteurs curieux...

Mon prochain article source sera un discours de Gorbatchev devant le Parlement Européen afin que nous nous penchions sur son concept de Maison Européenne, une autre vision du fédéralisme européen.

« Les Etats-Unis d’Europe ont commencé »
Jean Monnet

[…]

« Des institutions communes… »


Ce que nous sommes en train de faire, et ce sera là la mesure de notre réussite, c'est d'éprouver si une autorité librement créée par six nations séparées pendant de longs siècles par leurs souverainetés nationales peut prendre ses décisions dans l'intérêt de ces six nations et les voir exécuter par les entreprises et les nations.


C'est la première fois depuis des siècles, que l'Europe est en train de faire cela.


La Communauté du Charbon et de l'Acier a fait l'objet d'une proposition du Gouvernement français en 1950 en tant que – pour emprunter ses propres termes – premiers pas vers une fédération européenne. Son ultime objet est de contribuer essentiellement à la création des Etats-Unis d'Europe. Son objet immédiat est, en ce qui nous concerne, de créer un marché commun et libre du charbon et de l'acier entre ces six nations. Le charbon et l'acier ont été choisis à cet effet parce qu'ils constituent à nos yeux les éléments de base de l'économie moderne.


La méthode choisie consiste à déléguer à des institutions communes les pouvoirs souverains de chacune de ces six nations. A cet effet, un Traité a été négocié entre les six nations, signé par leurs Gouvernements et soumis à la ratification des six parlements.


C'est ici qu'on touche du doigt le principe fondamental de la création de l'Europe, – le transfert, effectué en toute liberté, de pouvoirs souverains par des nations qui n'ont subsisté jusqu'ici que sur la base de leur souveraineté nationale et qui délèguent maintenant une partie de cette souveraineté à des institutions communes qui l'exerceront en leur nom.

Je tiens à souligner particulièrement ce point parce que la forme de cette révolution démocratique et pacifique que l'Europe subit actuellement aboutira, nous en sommes persuadés, à la création des Etats-Unis d'Europe.

Les pouvoirs souverains qui ont été délégués à des institutions communes sont exercés par un jeu d'organismes qui sont les premiers organismes fédéraux de l'Europe. Il existe un système de contrôle et d'équilibre qui assure un contrôle démocratique de toutes les décisions.


L'organe exécutif est la Haute Autorité ; le parlement est constitué par l'Assemblée élue par les six parlements nationaux ; il y a la Cour de Justice à qui peuvent s'adresser tous Gouvernements ou tous intéressés lorsqu'ils estiment que la Haute Autorité a outrepassé ses pouvoirs.


La Haute Autorité est assistée d'un Comité Consultatif qui comprend en nombre égal des producteurs, des utilisateurs et des travailleurs. En vue d'harmoniser la politique suivie par cette Communauté du Charbon et de l'Acier avec les politiques nationales appliquées à d'autres secteurs économiques, il existe le Conseil de Ministres des six nations.


•••


Dans la description du fonctionnement de ces institutions je voudrais mettre en relief un point que nous considérons comme essentiel, à savoir que toute décision de la Haute Autorité doit, avant qu'elle soit prise, faire l'objet d'une discussion avec le Comité Consultatif et, fréquemment, avec le Conseil de Ministres, mais la décision est du ressort de la Haute Autorité.


La responsabilité des décisions appartient donc, ainsi qu'il se doit, à l'exécutif et ces consultations constituent la plupart du temps notre explication publique. D'autre part, la Haute Autorité est responsable devant l'Assemblée. L'Assemblée tient un débat sur l'action de la Haute Autorité et si elle ne l'approuve pas, l'Assemblée peut obliger la Haute Autorité à se démettre. C'est ainsi qu'avec la Communauté du Charbon et de l'Acier nous nous trouvons devant les premiers organes fédéraux de l'Europe, devant le principe fondamental du transfert de souveraineté. Nous espérons en persévérant dans cette voie que l'Europe fusionnera finalement en investissant des institutions communes des éléments essentiels de la souveraineté des Etats, de ces mêmes Etats qui ont été séparés et opposés en Europe pendant si longtemps et avec des conséquences si catastrophiques.


Le principe d'une règle commune, d'une loi commune et d'institutions communes s'appliquera sans discrimination. Nous avons un début de premier marché libre sans droits de douane et sans discrimination aucune en ce qui concerne deux principales marchandises et, après son extension, ce marché deviendra un marché commun européen pour 150 millions de consommateurs tel que celui que vous avez aux Etats-Unis.

(1)


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Pour la première fois, les relations traditionnelles entre les Etats sont transformées. Selon les méthodes du passé, même lorsque les Etats européens sont convaincus de la nécessité d'une action commune, même lorsqu'ils mettent sur pied une organisation internationale, ils réservent leur pleine souveraineté. Aussi l'organisation internationale ne peut ni décider, ni exécuter, mais seulement adresser des recommandations aux Etats. Ces méthodes sont incapables d'éliminer nos antagonismes nationaux qui s'accusent inévitablement tant que les souverainetés nationales elles-mêmes ne sont pas surmontées.


Aujourd'hui au contraire, six Parlements ont décidé, après mûre délibération et à des majorités massives, de créer la première Communauté Européenne qui fusionne une partie des souverainetés nationales et les soumet à l'intérêt commun.


Dans les limites de la compétence qui lui est conférée par le Traité, la Haute Autorité a reçu des six Etats le mandat de prendre en toute indépendance des décisions qui deviennent immédiatement exécutoires dans l'ensemble de leur territoire. Elle est en relations directes avec toutes les entreprises. Elle obtient des ressources financières, non de contributions des Etats, mais de prélèvements directement établis sur les productions dont elle a la charge.


Elle est responsable, non devant les Etats, mais devant une Assemblée européenne. L'Assemblée a été élue par les Parlements nationaux ; il est déjà prévu qu'elle pourra être élue directement par les peuples. Les membres de l'Assemblée ne sont liés par aucun mandat national ; ils votent librement et par tête et non par nation. Chacun d'eux ne représente pas son pays, mais la Communauté entière. L'Assemblée contrôle notre action. Elle a le pouvoir de nous retirer sa confiance. Elle est la première Assemblée européenne dotée de pouvoirs souverains.


Les actes de la Haute Autorité sont susceptibles de recours en justice. Ce n'est pas devant les tribunaux nationaux que de tels recours seront portés, mais devant un tribunal européen, la Cour de justice.


Toutes ces institutions pourront être modifiées et améliorées à l'expérience. Ce qui ne sera pas remis en question, c'est qu'elles sont des institutions supranationales et, disons le mot, fédérales. Ce sont des institutions qui, dans la limite de leur compétence, sont souveraines, c'est-à-dire dotées du droit de décider et d'exécuter.


Le charbon et l'acier ne sont toutefois qu'une partie de la vie économique. C'est pourquoi une liaison constante doit être assurée entre la Haute Autorité et les Gouvernements qui demeurent responsables de la politique économique d'ensemble de leurs Etats. Le Conseil de Ministres a été créé, non pour exercer un contrôle ou une tutelle, mais pour établir cette liaison et assurer l'harmonie entre la politique de la Haute Autorité et celle des Etats membres.

(2)


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C'est pourquoi il y a une différence fondamentale entre le Conseil de Ministres de la communauté et les organisations internationales auxquelles nous étions jusqu'ici habitués. Sauf dans des cas exceptionnels, la règle de l’unanimité a été abandonnée pour ses délibérations. Il s’agit en effet pour le Conseil de dégager une vue commune, non de chercher un compromis entre les intérêts particuliers. Dans les cas prévus par le Traité où votre accord est nécessaire pour les décisions que la Haute Autorité doit prendre, vous vous trouverez associés de ce fait à l’exercice de cette souveraineté nouvelle qui caractérise notre Communauté.

(3)

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En procédant à l’installation de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, nous accomplissons un acte solennel. Nous prenons possession de la charge qui nous a été confiée par nos six pays.


Chacun de nous a été désigné, non par l’un ou l’autre de nos Gouvernements, mais d’un commun accord des six Gouvernements. Ainsi, nous sommes tous ensemble les mandataires communs de nos six pays : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et chacun comprendra, j'en suis sûr, que je souligne en particulier ce grand signe d'espoir : nous nous retrouvons ici, Français et Allemands, membres d'une même communauté ; des intérêts vitaux de l'Allemagne et de la France relèvent d'une Autorité qui n'est ni allemande ni française, mais européenne.

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« Une Communauté ouverte… »


« Pas de petite Europe... »


Depuis la première réunion de notre Assemblée à Strasbourg, nous avons marqué une double préoccupation : établir des liens intimes entre nos institutions tout en ne les confondant pas. En effet, nos institutions sont de nature différente : le Conseil de l'Europe est fondé sur la notion de souveraineté nationale, la Communauté du Charbon et de l'Acier, au contraire, est fondée sur la notion nouvelle de fusion des souverainetés. La Communauté est une entité nouvelle et souveraine. La Haute Autorité est l'exécutif de cette Communauté. L'Assemblée de cette Communauté du Charbon et de l'Acier est souveraine, au même titre que les parlements nationaux dans un domaine plus large. Notre Communauté ne se développera bien que si toutes les mesures qu'elle prend sont rendues publiques, expliquées publiquement, non seulement aux peuples de notre Communauté, mais aux peuples qui n'en font pas partie. C'est particulièrement le cas des pays membres du Conseil de l'Europe.


Je tiens à dire que notre Communauté n'est ni une petite Europe, ni une Communauté restreinte. Ses limites n'en sont pas fixées par nous. Elles sont fixées par les pays mêmes qui, pour le moment, ne s'y joignent pas. Il ne tient qu'à eux que nos limites en soient étendues et que les barrières qui séparent nos pays d'Europe, et dont l'ambition de la Communauté du Charbon et de l'Acier est de commencer l'élimination, soient progressivement, et d'une manière plus large encore, abolies.

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 « Il ne dépend que d’autres de se joindre à nous... »


L'établissement de notre Communauté ne transforme pas seulement les relations entre nos six pays, mais déjà celles d'autres pays avec l'Europe.


Au lendemain même de l'entrée en fonctions de la Haute Autorité, et au moment où le Gouvernement britannique réaffirmait sa volonté d'association, le Secrétaire d'Etat déclarait, de Washington : « L'intention des Etats-Unis est d'apporter à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier le soutien vigoureux que justifie son importance pour l'unification politique et économique de l'Europe. Etant donné l'entrée en vigueur du Traité, les Etats-Unis traiteront dorénavant avec la Communauté les questions concernant le charbon et l'acier. »


Nous étions certains du soutien des Etats-Unis ; mais leur décision de s'associer avec la Communauté constitue un développement nouveau de leur politique dont nous mesurons toute la portée.

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C'est la première fois dans d'histoire qu'une grande puissance (7), au lieu de fonder sa politique sur le maintien des divisions, apporte d'une manière continue un soutien résolu à la création d'une grande Communauté fondée sur l'union de peuples jusque-là séparés.

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Notre Communauté n'est pas fermée sur elle-même : déjà, nous avons accueilli avec satisfaction les délégations des pays qui sont venues rejoindre, à Luxembourg, celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Mais au delà de ces relations, nous souhaitons ardemment voir d'autres nations européennes devenir comme nous-mêmes membres de cette Communauté, en acceptant les mêmes règles et les mêmes institutions. Nous ne saurons jamais trop redire que les six pays qui forment la Communauté sont les pionniers d'une Europe plus large, dont les limites ne sont fixées que par ceux qui ne s'y sont pas encore joints.


Notre Communauté n'est pas une association de producteurs de charbon ou d'acier : elle est le commencement de l'Europe.


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Il ne dépend que d'autres d'accepter ce même principe révolutionnaire (9) et de transférer à des autorités communes une partie de leur souveraineté de façon que, dans cette Europe qui a été divisée pendant tant de siècles et que les conflits des cinquante dernières années ont amenée au bord du désastre, les parlements consentent enfin à remettre à des autorités communes, qui fassent de ces peuples d'Europe un même peuple, le pouvoir d'appliquer les mêmes règles, de façon que ce continent, qui a des ressources suffisantes et qui a probablement des capacités en hommes, en intelligence et en invention égales et peut-être supérieures à celles qui sont réunies dans n'importe quelle autre partie du monde, puisse enfin les utiliser pour sa prospérité et son bonheur au lieu de les employer comme il l'a fait si longtemps pour sa destruction.


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Nous souhaitons que les pays qui ne font pas partie de notre Communauté mais dont les membres siègent au Conseil de l'Europe nous posent des questions. Nous sommes disposés à y répondre et nous désirons sincèrement pouvoir continuer à fournir des explications, car le développement de l'Europe ne peut résulter que d'une compréhension commune.


C'est un point sur lequel je veux insister : l'intérêt de chacun est bien servi par l'intérêt de tous, et la création d'un marché européen n'implique de sacrifices pour personne. Au contraire, il offre des possibilités nouvelles. Des acheteurs nombreux permettent des productions massives et des spécialisations. Ces éléments permettront à l'Europe d'augmenter sa productivité, ce qui, en permettant des prix de revient réduits, entraînera une amélioration du niveau de vie de l'ensemble de la population.


C'est une réalité extrêmement simple que l'on ne voyait pas auparavant et que l'on commence à entrevoir maintenant. C'est l'Europe, c'est le marché européen. Nous en faisons l'expérience chaque jour.


Les oppositions ont été multiples dans tous les pays au moment de la ratification du plan Schuman, dans le mien particulièrement. Aujourd'hui, les mêmes opposants, qu'ils soient de mon pays ou d'autres, se rendent compte des réalités. Ils voient quelque chose qu'ils n'avaient pas encore vu. Avant, ils ne considéraient que leur marché limité, fermé, protégé, pour la protection duquel ils avaient obtenu subsides et droits de douane. Ils avaient peur du moindre changement. Ils ne comprenaient pas les possibilités d'un marché de 150 millions de consommateurs.


Au cours de nos discussions à venir avec le Conseil de l'Europe, nous croyons que, finalement, les autres pays verront graduellement ce que nous avons vu nous-mêmes. Quand ils le verront, ils voudront se joindre à nous et ainsi, petit à petit, se réalisera l'extension du marché économique que vous souhaitez, et l'Europe elle-même s'élaborera par l'exemple, par l'action et par la réussite.


•••


En ce qui concerne l'U.R.S.S., la question essentielle pour nous est de savoir si nous avons confiance en nous-mêmes.


En ce qui concerne les Etats-Unis, il faut et il suffit que l'on agisse.


En ce qui concerne l'Angleterre, il faut que nous réussissions dans notre entreprise. C'est tout.


Au cours d'un récent voyage aux Etats-Unis, un journaliste m'a demandé : « Cette Europe que vous êtes en train de faire, elle résulte de la pression soviétique ? » J'ai dit : Non. L'Europe que nous sommes en train de faire n'est pas le fruit de la crainte. Elle est le résultat de la confiance que nous avons en nous-mêmes et de la certitude que si, enfin, les Européens comprennent ce qu'il y a chez nous de qualités communes et de capacité, nous établirons un monde occidental qui apportera à la civilisation tout entière, à la paix, à l'Amérique, à la Russie, une sécurité qui ne pourrait pas être obtenue d'une autre manière.

(10)


•••


La Haute Autorité et l'Assemblée Commune espèrent que notre Communauté, dont six pays ont assumé les premiers risques et jeté les premières bases, s'élargira. Nous pensons aux pays qui ont la liberté de prendre part à notre entreprise. Nous pensons aussi à ceux des Européens qui n'ont pas aujourd'hui cette liberté et qui ont, dès à présent, leur place parmi nous.

(11)


NOTES :

(1) 11 novembre 1953. – Exposé devant la Commission Randall (commission américaine chargée d’étudier les questions commerciales sur le continent européen). Paris.

(2) 10 août 1952. – Séance d’Installation de la Haute Autorité. Luxembourg.

(3) 8 septembre 1952. – Première réunion du Conseil de Ministres de la Communauté (réponse au discours du Chancelier Adenauer qui présidait la séance). Luxembourg.

(4) 10 août 1952. – Séance d’Installation de la Haute Autorité. Luxembourg.

(5) 28 mars 1953. – Commission des Affaires Economiques de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe. Strasbourg.

(6) 11 septembre 1952. – Première session de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(7) Les Etats-Unis d’Amérique.

(8) 19 juin 1953. – Deuxième session ordinaire de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(9) Celui du transfert, librement consenti et voté par les parlements, de parties de souveraineté à une autorité commune.

(10) 15 juin 1953. – Deuxième session ordinaire de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(11) 20 mai 1954. – Deuxième réunion jointe des membres de l’Assemblée Commune de la Communauté et de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe. Strasbourg.


Illustration : Robert Schuman et Jean Monnet